Un coup de bistouri dans l'air
À visée éducative ou
encyclopédique au départ (les années 1830), l’illustration
imprimée au XIXè siècle devint chose commune
dans les années 1890. La démocratisation de la presse quotidienne se reflétait dans les suppléments hebdomadaires. Sous la Restauration les journaux s'adressaient à
une élite, entre la monarchie de Juillet et le Second Empire,
l'analphabétisme et le prix de vente diminuant, la clientèle
augmenta. Aussi bien les manufactures attiraient la main d’œuvre
dans les villes.
Sous la Troisième République, les journaux
devinrent un élément incontournable de la vie quotidienne, au même
titre que le pain, le sel et le vin. La loi du 29 juillet 1880, avant-gardiste s'il en est et conçue dans un contexte de libération de la presse, visait à affranchir les journaux de toutes sortes de contraintes en accordant des délais de procédure très courts à ceux qui voulaient les attaquer.
Et puis vint la Belle Époque,
vingt années de grande liberté de la presse et de développement
des pratiques de lecture avant le premier conflit mondial.
La popularisation de la
presse amena les quotidiens à transformer profondément leur
formule. Pour conserver leurs lecteurs mais aussi en conquérir de
nouveaux, il leur fallut s'adapter aux préoccupations et aux goûts
d'un public pour qui la valeur des événements se mesurait à l'aune des
émotions ressenties. L'inspirateur fut le Penny Magazine (1832), le
premier à associer textes et gravures. Né dans le contexte libéral
londonien, il avait pour objectif explicite d'éduquer les classes
laborieuses et de leur transmettre des connaissances utiles de
manière agréable et moyennant un coût modique.
On songe à la devise
choisie par Peter Anthony Motteux pour son Gentleman's Journal un
siècle et demi auparavant.
La Société des Pendus
par Louis Ulbach, dit Ferragus, in Le Progrès Illustré n° 37 - 30 août 1891
On m'a raconté ces
jours-ci une histoire de pendus bien amusante. Un médecin anglais
voulant faire des expériences sur des cadavres tout frais,
c'est-à-dire encore chauds, avait obtenu l'autorisation de
transporter dans un laboratoire arrangé tout exprès et voisin de la
prison, les corps des suppliciés, dès que ceux-ci donnaient la
preuve de leur parfaite immobilité. La preuve? Je devrais dire
l'apparence ; car les pendus étaient à peine rassasiés des
émotions douces que donne, paraît-il, la pendaison, qu'on les
décrochait, qu'on les remettait à M. Furster, et je dois dire que,
par précaution, celui-ci ne manquait jamais de leur couper le cou,
ce qui coupait toute chance de réveil ou de protestation, dans le
cas d'une persistance effrontée de la vie.
Il arriva qu'un jour un
beau pendu, au sujet duquel toute la presse anglaise s'était
disputée, car les uns le déclaraient innocent, tandis que les
autres affirmaient sa profonde scélératesse, fut transporté dans le
cabinet du docteur, et celui-ci rêvait sur le crâne, sur les bosses
du supplicié les plus profondes, les plus minutieuses études. Aussi
s'empressa-t-il de lui introduire son bistouri dans la gorge pour le
décapiter, quand un coup frappé à la porte du laboratoire vint
distraire l'opérateur. C'était une cliente qui le faisait demander en toute hâte. A Londres, comme à Paris, il y a des clientes qu'on
ne fait pas attendre. Le pendu entamé pouvait bien tolérer ce
dérangement. Le docteur laissa son sujet d'observation pour aller
donner la consultation demandée.
Il paraît que le pendu avait une
dernière chance. L'air qui s'était introduit par l'ouverture
pratiquée dans le muscle sterno-claviculaire le fit tressaillir ; —
il respira, respira, respira et revint à lui. Se livra-t-il au
monologue classique :
— Où suis-je? Je ne
saurais le dire, mais il fut très étonné, et comme l'instinct do
la conservation est aussi énergique chez les coquins que chez les
honnêtes gens, il songea tout d'abord à arrêter le sang qui
coulait et à s'évader. Il s'entortilla avec une des serviettes
destinées à recevoir son
cerveau, remarqua la montre en or du docteur posée sur la table, à
sa portée, la ramassa et se disposait à sortir, quand le docleur,
impatient de continuer les expériences et ayant peur de laisser trop
refroidir son mort, rentra dans le cabinet. On juge de la stupeur, de
l'horreur du médecin. Il n'avait pas peur d'un mort; mais il eut
peur d'un vivant pareil.
— Qui vous a permis?...
balbutia-t-il.
— Ah ! monsieur,
laissez-moi respirer ! Je retiens de si loin. L'ex-pendu regardait à
la montre qu'il avait prise.
— Combien de temps
suis-je resté pendu?
— Mais vous m'avez volé
ma montre ! s'écria le docteur.
— Et vous, monsieur,
que prétendiez-vous me voler?
— Je vais vous faire
rependre !
— Ah ! Monsieur, ne
faites pas cela ! Maintenant que la mémoire me revient, je sens que
j'ai des révélations
bien curieuses à vous faire et qui seraient perdues avec moi.
— Voyons ! je t'écoute,
dit le médecin, dont la curiosité s'éveilla.
— Monsieur, on a
toujours parlé, sans les avoir expérimentés, des plaisirs
qu'éprouve un pendu. Personne n'a pu les décrire. Vous les
raconterez d'après moi.
— Au fait, c'est une
idée ! Sont-ils réellement si grands ?
— Ah ! monsieur, c'est
l'ivresse du ciel, avec des tiraillements infernaux !
Le pendu fit son récit ;
le docteur devint rêveur ; puis, après une méditation de quelques
minutes :
— Tu as bien fait de
ressusciter, lui dit-il, ta fortune et la mienne sont assurées, on
te croit
mort ; reste mort et ne
me quitte plus.
Quelques jours après, le
savant docteur Furster fondait discrètement à Londres, à l'usage
des gens blasés, le Club
des Pendus.
Il n'y avait pas, dans ce
temps-là, de journalistes curieux pour révéler les débauches
auxquelles ils étaient admis. Des lords, des membres de la plus
haute aristocratie venaient demander à la pendaison les émotions
délicieuses annoncées dans les prospectus du docteur. On les accrochait pendant
quelque temps, et, grâce sans doute à une forte congestion, ils
goûtaient des extases que je ne désespère pas de voir raconter par
des romanciers de la clinique contemporaine. Le docteur, auquel son
aide avait rendu sa montre, comptait exactement les minutes et les
pulsations, et, au moment précis où le danger de mort commençait,
l'ancien pendu coupait la corde, et le client revenait à la réalité.
Anonyme - Miracle de St Quentin |
Le docteur gagna beaucoup
d'argent à ce métier, et son aide s'enrichit avec lui ; ce qui fit supposer au docteur
que le scélérat, pendu jadis pour vol et assassinat, était devenu,
dans sa vie nouvelle, un très
honnête homme : la distance entre le crime et la vertu ne tenant souvent qu'à un écart
un peu trop grand entre la poche de l'un et l'argent de l'autre. Une
vieille femme qui, ayant appris le secret, voulut essayer par
elle-même, et qui, à la suite d'une crise nerveuse, devint
prophétesse, extatique, visionnaire et sainte, découvrit la chose à
la police. On sait que la police anglaise n'agit jamais d'elle-même.
Ses plus hauts fonctionnaires, qui étaient des clients du docteur,
furent obligés de paraître fâchés. On ferma le club ; on pria le
docteur de quitter Londres et l'Angleterre, et le gin resta seul
dispensateur des extases anglicanes. Parmi les amateurs les plus
passionnés de la pendaison se faisait remarquer le marquis de S...
Il fut désolé d'apprendre le malheur qui frappait le club, il ne
voulut se séparer de son cher docteur qu'à la dernière extrémité,
il l'accompagna jusqu'à Douvres; peut-être même voulait-il aller
en Allemagne, où M. Forster espérait fonder une école nouvelle de
sentimentalisme, pour prévenir les suicides à la Werther.
A
Douvres, après un souper joyeux, le marquis de S... pria le. docteur
de lui donner son dessert paradisiaque ; mais, par un caprice de
grand seigneur, il exigea que le médecin fût pendu, en face de lui,
pour qu'ils pussent comparer ensuite leurs ivresses, après le même
menu. Le docteur se prêta à cette fantaisie de son dernier client.
Il se fit accrocher en face du marquis
par son aide, en recommandant bien à celui-ci de couper la corde à
une minute précise qu'il fixa. Il paraît que l'ancien voleur
n'était pas devenu assez riche pour être tout à fait honnête ; il
voulut s'enrichir davantage pour être plus vite vertueux.
Dès
qu'il vit les deux hommes bien pendus, il prit les bank-notes du
marquis, toute la fortune du docteur, et s'en alla tranquillement
prendre passage sur le bateau de Calais.
Les jouissances des deux
pendus restèrent ignorées. On crut d'abord à leur suicide ; on
s'étonna de les trouver dépouillés, et les soupçons vinrent. Mais
l'ex-décroché de la prison de Londres avait de quoi se payer des
ailes ; jamais on ne l'aurait repris s'il n'avait eu l'idée de
fonder à Paris un petit club dans le genre de celui de son patron.
Il s'y prit mal, oublia encore de dépendre un client, fut pincé et
guillotiné, ce qui lui enleva tout espoir; car il persistait à
croire que toutes ses cordes de pendus lui portaient bonheur.
J'ai dit que mon histoire
est vraie. La mort du dernier des Condés pourrait servir à la
confirmer. Car il paraît certain que, quand on trouva le prince
accroché à l'espagnolette du château de Chantilly, c'était à la
suite d'un innocent essai de plaisir. Seulement, on avait oublié de
le décrocher.
Le Progrès illustré, supplément hebdomadaire du journal Le Progrès, est paru chaque dimanche entre décembre 1890 et septembre 1905. Témoignages d’une époque et de l'engouement pour les faits-divers, 750 numéros ont été mis en ligne par la Bibliothèque Municipale de Lyon.