2014-11-26

Histoires de suspension.. sans suspense (1)


Un coup de bistouri dans l'air




À visée éducative ou encyclopédique au départ (les années 1830), l’illustration imprimée au XIXè siècle devint chose commune dans les années 1890. La démocratisation de la presse quotidienne se reflétait dans les suppléments hebdomadaires. Sous la Restauration les journaux s'adressaient à une élite, entre la monarchie de Juillet et le Second Empire, l'analphabétisme et le prix de vente diminuant, la clientèle augmenta. Aussi bien les manufactures attiraient la main d’œuvre dans les villes. 
Sous la Troisième République, les journaux devinrent un élément incontournable de la vie quotidienne, au même titre que le pain, le sel et le vin. La loi du 29 juillet 1880, avant-gardiste s'il en est et conçue dans un contexte de libération de la presse, visait à affranchir les journaux de toutes sortes de contraintes en accordant des délais de procédure très courts à ceux qui voulaient les attaquer.
Et puis vint la Belle Époque, vingt années de grande liberté de la presse et de développement des pratiques de lecture avant le premier conflit mondial.

La popularisation de la presse amena les quotidiens à transformer profondément leur formule. Pour conserver leurs lecteurs mais aussi en conquérir de nouveaux, il leur fallut s'adapter aux préoccupations et aux goûts d'un public pour qui la valeur des événements se mesurait à l'aune des émotions ressenties. L'inspirateur fut le Penny Magazine (1832), le premier à associer textes et gravures. Né dans le contexte libéral londonien, il avait pour objectif explicite d'éduquer les classes laborieuses et de leur transmettre des connaissances utiles de manière agréable et moyennant un coût modique. 
On songe à la devise choisie par Peter Anthony Motteux pour son Gentleman's Journal un siècle et demi auparavant.



La Société des Pendus 
par Louis Ulbach, dit Ferragus, in Le Progrès Illustré n° 37 - 30 août 1891



On m'a raconté ces jours-ci une histoire de pendus bien amusante. Un médecin anglais voulant faire des expériences sur des cadavres tout frais, c'est-à-dire encore chauds, avait obtenu l'autorisation de transporter dans un laboratoire arrangé tout exprès et voisin de la prison, les corps des suppliciés, dès que ceux-ci donnaient la preuve de leur parfaite immobilité. La preuve? Je devrais dire l'apparence ; car les pendus étaient à peine rassasiés des émotions douces que donne, paraît-il, la pendaison, qu'on les décrochait, qu'on les remettait à M. Furster, et je dois dire que, par précaution, celui-ci ne manquait jamais de leur couper le cou, ce qui coupait toute chance de réveil ou de protestation, dans le cas d'une persistance effrontée de la vie.


Il arriva qu'un jour un beau pendu, au sujet duquel toute la presse anglaise s'était disputée, car les uns le déclaraient innocent, tandis que les autres affirmaient sa profonde scélératesse, fut transporté dans le cabinet du docteur, et celui-ci rêvait sur le crâne, sur les bosses du supplicié les plus profondes, les plus minutieuses études. Aussi s'empressa-t-il de lui introduire son bistouri dans la gorge pour le décapiter, quand un coup frappé à la porte du laboratoire vint distraire l'opérateur. C'était une cliente qui le faisait demander en toute hâte. A Londres, comme à Paris, il y a des clientes qu'on ne fait pas attendre. Le pendu entamé pouvait bien tolérer ce dérangement. Le docteur laissa son sujet d'observation pour aller donner la consultation demandée. 

Il paraît que le pendu avait une dernière chance. L'air qui s'était introduit par l'ouverture pratiquée dans le muscle sterno-claviculaire le fit tressaillir ; — il respira, respira, respira et revint à lui. Se livra-t-il au monologue classique :

— Où suis-je? Je ne saurais le dire, mais il fut très étonné, et comme l'instinct do la conservation est aussi énergique chez les coquins que chez les honnêtes gens, il songea tout d'abord à arrêter le sang qui coulait et à s'évader. Il s'entortilla avec une des serviettes destinées à recevoir son cerveau, remarqua la montre en or du docteur posée sur la table, à sa portée, la ramassa et se disposait à sortir, quand le docleur, impatient de continuer les expériences et ayant peur de laisser trop refroidir son mort, rentra dans le cabinet. On juge de la stupeur, de l'horreur du médecin. Il n'avait pas peur d'un mort; mais il eut peur d'un vivant pareil.


— Qui vous a permis?... balbutia-t-il.
— Ah ! monsieur, laissez-moi respirer ! Je retiens de si loin. L'ex-pendu regardait à la montre qu'il avait prise.
— Combien de temps suis-je resté pendu?
— Mais vous m'avez volé ma montre ! s'écria le docteur.
— Et vous, monsieur, que prétendiez-vous me voler?
— Je vais vous faire rependre !
— Ah ! Monsieur, ne faites pas cela ! Maintenant que la mémoire me revient, je sens que
j'ai des révélations bien curieuses à vous faire et qui seraient perdues avec moi.
— Voyons ! je t'écoute, dit le médecin, dont la curiosité s'éveilla.
— Monsieur, on a toujours parlé, sans les avoir expérimentés, des plaisirs qu'éprouve un pendu. Personne n'a pu les décrire. Vous les raconterez d'après moi.
— Au fait, c'est une idée ! Sont-ils réellement si grands ?
— Ah ! monsieur, c'est l'ivresse du ciel, avec des tiraillements infernaux !

 
J. Bosch - Le jardin des délices (détail)


Le pendu fit son récit ; le docteur devint rêveur ; puis, après une méditation de quelques
minutes :
— Tu as bien fait de ressusciter, lui dit-il, ta fortune et la mienne sont assurées, on te croit
mort ; reste mort et ne me quitte plus.
Quelques jours après, le savant docteur Furster fondait discrètement à Londres, à l'usage
des gens blasés, le Club des Pendus.
Il n'y avait pas, dans ce temps-là, de journalistes curieux pour révéler les débauches auxquelles ils étaient admis. Des lords, des membres de la plus haute aristocratie venaient demander à la pendaison les émotions délicieuses annoncées dans les prospectus du docteur. On les accrochait pendant quelque temps, et, grâce sans doute à une forte congestion, ils goûtaient des extases que je ne désespère pas de voir raconter par des romanciers de la clinique contemporaine. Le docteur, auquel son aide avait rendu sa montre, comptait exactement les minutes et les pulsations, et, au moment précis où le danger de mort commençait, l'ancien pendu coupait la corde, et le client revenait à la réalité.
 
Anonyme - Miracle de St Quentin


Le docteur gagna beaucoup d'argent à ce métier, et son aide s'enrichit avec lui ; ce qui fit supposer au docteur que le scélérat, pendu jadis pour vol et assassinat, était devenu, dans sa vie nouvelle, un très honnête homme : la distance entre le crime et la vertu ne tenant souvent qu'à un écart un peu trop grand entre la poche de l'un et l'argent de l'autre. Une vieille femme qui, ayant appris le secret, voulut essayer par elle-même, et qui, à la suite d'une crise nerveuse, devint prophétesse, extatique, visionnaire et sainte, découvrit la chose à la police. On sait que la police anglaise n'agit jamais d'elle-même. Ses plus hauts fonctionnaires, qui étaient des clients du docteur, furent obligés de paraître fâchés. On ferma le club ; on pria le docteur de quitter Londres et l'Angleterre, et le gin resta seul dispensateur des extases anglicanes. Parmi les amateurs les plus passionnés de la pendaison se faisait remarquer le marquis de S... Il fut désolé d'apprendre le malheur qui frappait le club, il ne voulut se séparer de son cher docteur qu'à la dernière extrémité, il l'accompagna jusqu'à Douvres; peut-être même voulait-il aller en Allemagne, où M. Forster espérait fonder une école nouvelle de sentimentalisme, pour prévenir les suicides à la Werther.


A Douvres, après un souper joyeux, le marquis de S... pria le. docteur de lui donner son dessert paradisiaque ; mais, par un caprice de grand seigneur, il exigea que le médecin fût pendu, en face de lui, pour qu'ils pussent comparer ensuite leurs ivresses, après le même menu. Le docteur se prêta à cette fantaisie de son dernier client. Il se fit accrocher en face du marquis par son aide, en recommandant bien à celui-ci de couper la corde à une minute précise qu'il fixa. Il paraît que l'ancien voleur n'était pas devenu assez riche pour être tout à fait honnête ; il voulut s'enrichir davantage pour être plus vite vertueux. Dès qu'il vit les deux hommes bien pendus, il prit les bank-notes du marquis, toute la fortune du docteur, et s'en alla tranquillement prendre passage sur le bateau de Calais.

 
Les jouissances des deux pendus restèrent ignorées. On crut d'abord à leur suicide ; on s'étonna de les trouver dépouillés, et les soupçons vinrent. Mais l'ex-décroché de la prison de Londres avait de quoi se payer des ailes ; jamais on ne l'aurait repris s'il n'avait eu l'idée de fonder à Paris un petit club dans le genre de celui de son patron. Il s'y prit mal, oublia encore de dépendre un client, fut pincé et guillotiné, ce qui lui enleva tout espoir; car il persistait à croire que toutes ses cordes de pendus lui portaient bonheur.

J'ai dit que mon histoire est vraie. La mort du dernier des Condés pourrait servir à la confirmer. Car il paraît certain que, quand on trouva le prince accroché à l'espagnolette du château de Chantilly, c'était à la suite d'un innocent essai de plaisir. Seulement, on avait oublié de le décrocher.






Le Progrès illustré, supplément hebdomadaire du journal Le Progrès, est paru chaque dimanche entre décembre 1890 et septembre 1905. Témoignages d’une époque et de l'engouement pour les faits-divers, 750 numéros ont été mis en ligne par la Bibliothèque Municipale de Lyon.