2016-12-22

1999-2014 : plus de 270 accidents rapportés dans la presse britannique

et examinés par les cours de justice des coroners



Colloque international organisé par l'Apeas et la MAE les 6 et 7 octobre 2014
Jeux dangereux, violence et harcèlement - Savoir, Comprendre, Prévenir*







Translation in English ici.


Il est question ici d'une certaine catégorie de victimes, de ces jeunes qui font une expérience en solitaire et parfois n’en reviennent pas. Le mot expérience est employé à dessein, car il est clair qu’ils ne jouent pas. En groupe, l’objectif est de rire quand on voit un copain s'évanouir, en solitaire c’est tout le contraire, l’objectif est précisément de ne pas s’évanouir. Si tous les policiers appelés sur les scènes de crime le savaient, ils détecteraient plus facilement les indices (parfois un dispositif) montrant que l'évanouissement, mortifère, était redouté.

Comment ont été glanées les données sur ces jeunes qui ne jouaient pas, ici limitées à l'année 2008?  À travers la presse britannique, et en particulier les Red Tops, toujours affamés de faits-divers singuliers, qui rapportent les audiences des coroners, incontournables en cas de mort non naturelle. Depuis le tournant du siècle ces articles sont publiés sur la Toile. 
Au Royaume-Uni le jeu du foulard est pratiquement inconnu, autrement dit n'existe pas, aussi la presse populaire ne craint-elle pas de violer un tabou lorsqu'elle rapporte qu'un jeune a été trouvé mort par pendaison : qui aurait l'idée de penser que peut-être il ne voulait pas mourir et que son acte n'était pas suicidaire ? 
La mémoire des médias est malheureusement fort courte car la pratique du fainting game fut relayée par bien des journaux en 1999 lorsqu'un de ses camarades trouva Nicholas Taylor une ceinture autour du cou et l'autre extrémité attachée à la poignée de la porte de sa chambre à Eaton, pépinière des élites britanniques. 
Ce drame, qui secoua d'incrédulité ceux qui le vécurent, fit dire à Robert Wilson, coroner de l'East Berkshire, qu'après avoir siégé dans cette cour de justice pendant 28 ans il pensait avoir tout entendu et se demandait à quel point il avait été naïf de ne pas imaginer que la strangulation pouvait avoir été pratiquée parmi des garçons qui étaient la crème de la crème de la société britannique et probablement d'une intelligence supérieure à la moyenne. Robert Wilson émit un verdict de mésaventure. Personne ne fut capable de répondre à la question qui désormais le hanta : pourquoi ?
L'affaire étant plus que dérangeante, on convint que le cas était exceptionnel et s'expliquait par la seule imagination prolifique des brillants Eatoniens.

Le recueil de données s'est donc effectué de manière empirique via l'introduction de mots-clefs pertinents dans la fonction "alerte" du moteur de recherche : found hanging, narrative verdict, misadventure, chocking game, prank, bunk bed, belt, etc. Google envoie par courriel tous les articles où ces mots-clefs sont présents. Ont été ainsi relevés environ 270 cas entre 1999 et 2014, un chiffre qui bien entendu ne saurait être exhaustif. Jusqu'en 2004-2005 quelques tabloïds comme le Daily Mail et Evening Standard publiaient sur la Toile, l'impact du semi-tabloïd Telegraph, du Guardian et de BBC News étant encore discret.




Au Royaume-Uni quand surgit un décès inexpliqué, sans cause apparente, anticipée ou naturelle, bien que ce non naturel ne soit pas légalement défini, un coroner est désigné et une enquête est menée sous sa direction. Ces officiers de justice nommés par les autorités locales sont la plupart du temps des avocats, parfois des médecins, avec au moins 5 ans d’expérience. Ils ne sont jamais coroners à plein temps, c’est une activité sporadique, qui se déroule en marge de leur activité professionnelle.
Les coroners sont dotés de tribunaux spéciaux, en marge de la Common Law. Cette procédure accusatoire des pays anglo-saxons implique que le requérant et le défendant établissent chacun de leur côté, avec leurs avocats respectifs, une version des faits, le juge et les jurés optant pour le meilleur, le plus convaincant des deux récits. En France et dans d’autres pays européens à procédure inquisitoire, un juge est chargé d'une instruction au terme de laquelle il décide de poursuivre ou non, suivant les éléments probants qu’il a recueillis. C'est de cette manière que procèdent les coroners. Ils se comportent comme des magistrats instructeurs, interrogent les témoins, les amis, la famille, enquêtent sur les activités de la victime, cherchent à savoir comment elle percevait le monde et comment le monde la percevait, afin d'établir ce qui s’est passé et être au plus près de ce qui est arrivé. Mais l'objectif du coroner est de mettre au jour des faits et non des fautes. Il existe en France, à l'état embryonnaire, une démarche comparable réservée au suicide, l'autopsie psychologique
 
L'enquête de coroner, qui est publique, dure en général plusieurs mois et se conclut par une audience où tout le monde est invité à comparaître. Le parcours de vie de la victime est retracé, le coroner peut autoriser les proches à interroger les témoins. Personne n'est incriminé et le verdict, la décision finale, n’est pas sans recours. Il est rare toutefois qu'il soit fait appel. Symboliquement une page est tournée, socialement le tissu déchiré est recousu, marquant les esprits d'une sorte de sérénité pérenne.

Au cours de l'année 2008, au Royaume-Uni, 16 filles (4(1)–20, médiane 15/16 ans, 13 cas) et 25 garçons (8–25(1), médiane 13/14 ans, 16 cas) semblent avoir succombé en raison de pratiques recherchant l'hypoxie. Rien ne corrobore que la prépondérance "masculine" soit autre chose qu'une spéculation, certaines indications donnent à penser que les filles pourraient être plus prudentes.

Douze garçons (8–13) sont morts lors d'un tragique accident, d'un jeu qui a mal tourné, par imitation ou mystérieusement. À propos de Joshua (8) le coroner Andre Rebello, contrairement à la presse qui parle de suicide, émet un verdict de mésaventure parce que la victime s’est mise elle-même dans cette situation sans que rien n’indique qu’il se soit ôté volontairement la vie. Le verdict concernant Sam (13) est narratif, une sorte de verdict par défaut prononcé quand ne sait pas bien ce qui s’est passé tout en étant sûr que ce n’est pas un suicide. Le coroner Alan Crickmore décrit sans expliquer ni tirer de conclusion car il ne peut déterminer si les actions de la victime ont été délibérées ou expérimentales. Toutefois ses paroles donnent à penser que le coroner croit savoir ce que Sam a fait. Cette enquête a duré plus d’un an et les parents, c’est absolument exceptionnel, se sont opposés au verdict. Ils ont ensuite fait campagne, persuadés, ou voulant le croire, que le harcèlement avait poussé leur enfant au suicide, bien que les enquêteurs n'aient rien trouvé à l'appui de cette hypothèse.
Il arrive, comme dans le cas de Jordan (13), que le coroner Nigel Chapman (un médecin) soit singulièrement assez explicite – les éléments de preuve dont nous disposons indiquent qu'il s'est livré à un jeu qui a mal tourné –, bien que la qualification du jeu se réduise sans plus de détails au fait qu'il a mal tourné.
D'une manière générale, il n'y a pas de commune mesure entre les propos des coroners, parfois sibyllins comme pour ménager tout en mettant en garde, et les titres de la presse où le mot d'ordre n'est pas la conformité à la réalité, mais le spectaculaire. 
 
Parmi les treize garçons de 14–24(1) censés s'être supprimés parce que l'amie était loin, à cause d'une épidémie de suicides, en raison d'un harcèlement (non confirmé) ou incompréhensiblement, le coroner Thomas récuse explicitement l'hypothèse d'un suicide dans le cas de Rupert (14), tandis que la presse explique le drame par le renvoi du père, une personnalité de la BBC, huit mois auparavant. Le coroner observe simplement que 14 ans, c’est un peu jeune pour anticiper les conséquences de certaines actions.
La presse titre que Ryan (17) venait d’entrer dans un mur avec l’auto de son grand-père, et conclut, comme si cela était dans l'ordre des choses, qu'il a enroulé une laisse autour de son cou et l'a accrochée à la poignée d’une fenêtre. Sans ambages le coroner David Hinchliffe déclare ignorer si ce décès est lié ou non à la voiture mais remarque que quelque chose avait manifestement mis Ryan hors de lui. Et d'ajouter à son verdict de mésaventure cette déclaration qui en dit long et révèle qu'il n'est pas dupe : il est possible que, comme beaucoup d’autres, il n’ait pas réalisé que si l'on exerce une pression sur le cou, on tombe dans l’inconscience en quelques secondes et au-delà de tout secours en quelques minutes.

Du côté des quatre filles de 4(1)–13, victimes par accident, du fait de harcèlement (non corroboré) ou malgré une extrême popularité, il y a le cas de Hannah (13) dont le décès est attribué à une variante du mouvement gothique (addiction pour la tendance Emo, premières lettres du mot emotional). Malgré l'absence d'écrit évoquant le geste, élément suffisant pour faire douter du suicide, le coroner Roger Sykes considère que cette très jeune fille s'est infligé la mort. J'ai toutefois retenu ce cas car le moyen employé (la cravate d'uniforme attachée au lit superposé) est l'un des plus courants dans l'expérience en solitaire.
Paige (4) avait fait exactement la même chose la veille, elle avait attaché un ruban à un hamac accroché à son lit superposé, son père l'avait trouvée à demi étranglée et avait coupé le ruban, croyant à un geste maladroit. Compte tenu de l'âge de la victime et bien que l'enfant ait semblé savoir ce qu'elle faisait, la coroner Rachel Redman a la prudence de conclure à un accident.
Parmi les douze filles de 14–19, dont les médias justifient la mort par la trahison ou le silence du copain, un épisode de somnambulisme, ou encore le mimétisme, le cas d'Emily (15), malheureuse, selon la presse, à cause de la séparation de ses parents, illustre ce qu’est un verdict ouvert. Le suicide n'est pas exclu, mais l'intention de mourir n’a pas été exprimée. Le coroner Andrew Bradley déclare qu’il lui est difficile de concilier l’idée de la mort d’une adolescente de 15 ans et le suicide. Emily était en pension. Sa mère s'indigne qu’on ne l’ait pas surveillée tous les quarts d’heure, ce à quoi le coroner répond qu'il ne partage pas son avis.
Le cas de Georja (15) est troublant, car cette jeune athlète pré-olympique venait juste de remporter une médaille d’or. Selon le coroner Christopher Johnson, la mort a résulté d’une suspension effectuée par la victime, mais il émet prudemment un verdict narratif, l’intention restant obscure.
À Bridgend, au sud du pays de Galles, une mystérieuse série de (25) décès par semi-suspension inquiéta la population entre 2007 et 2008. Là encore on remarque la prudence du coroner Andrew Haigh qui prononce à propos Jenna (16) et de Natasha (18) un verdict narratif, ce verdict qui exclut le suicide et indique que l'acte n'a pas été accidentel, mais qu'il n'a pas été possible de déterminer ce qui l'a motivé.

Le principe régulateur des enquêtes du coroner exige en effet d'établir au-delà de tout doute raisonnable que la victime connaissait et désirait les conséquences de ses actes. 


Honi soit qui mal y pense (devise en anglo-normand de l'Ordre de la Jarretière, l'ordre le plus important de la chevalerie britannique - Dieu et Mon Droit

*Les actes du colloque ont été publiés chez l'Harmattan