2016-12-12

Mythes, rites et réalité de l'hypoxie (2)


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Que peuvent nous apprendre d'autres lieux, d'autres temps ? 
Plutarque rapporte comment les jeunes filles de Milet furent saisies un jour, sans motif connu, sans justification aucune, de la manie bizarre de se pendre.

Moralia  : Actions courageuses et vertueuses des femmes, chapitre 19

On accusa des pestilences répandues dans l'air qui auraient subitement troublé leur raison. Pourquoi leur raison et non celle des autres habitants ? Peu importait la logique, il fallait une explication et la pollution de l'air a depuis toujours été considérée comme source de maladies. Les pendaisons se succédaient sans qu'il fût possible de remédier à cette mode surprenante. Jusqu'au jour où l'on s'avisa de décréter que toute fille qui se pendrait serait exposée nue sur la place publique, avec le lien dont elle se serait servie. Cette méthode de prévention se révéla aussi clairvoyante qu'efficace car les pendaisons cessèrent aussitôt, la pudeur post-mortem l'emportant sur un désir de mort qui tout de même ne semble guère plausible. Bien que Plutarque considère le désistement des jeunes filles comme une marque de noblesse et de mérite, on a du mal à souscrire à l'idée de contagion suicidaire tant ce qui était lié à la mort dans la Grèce antique était cause de souillure pour la maison et la famille du défunt et exigeait toutes sortes de rituels de purification.

Au musée d'anthropologie de Mexico on peut voir une statue de pierre précolombienne représentant un adolescent nu, une corde enroulée autour du cou. Des cicatrices sont visibles sur ses joues et son front, ce sont des ornements faciaux. Son pénis en érection est en partie cassé. La statue date du Xème siècle de notre ère et indique que les Mayas associaient l'hypoxie à la sexualité. Par ailleurs ils croyaient que les âmes de ceux qui se pendent eux-mêmes allaient directement rejoindre Ixtab, étonnante déesse des pendus représentée agenouillée, une corde entourant son cou, les chevilles liées (Codex de Dresde). 

L'adolescent de Cumpich, ici exposé au Musée du Quai de Branly


Le psychiatre Harvey Resnick, qui décrit la suffocation comme faisant partie des jeux des enfants Shoshone-Bannock, Indiens du nord-ouest des EU, cite plusieurs anthropologues ayant observé les strangulations sexuelles des enfants Inuits à l'occasion des grands rassemblements tribaux tandis que les adultes dansent et chantent (op. cit.). Un missionnaire/explorateur – qui vécut de 1937 à 1949 chez les Krangmalit, des Eskimos de l'Arctique central canadien –
De Coccola R et  King P –  The Incredible Eskimo: Life Among the BarrenLand Eskimo, 1986

est témoin d'un accident : un garçon grand et mince de 12 ans avait grimpé sur un bloc de neige fraîche pour placer sa tête dans l'anse d'une lanière fixée au sommet de l'igloo. Il avait les mains liées. Ses pieds tassaient la neige pour serrer lentement mais sûrement le lien de cuir autour de son cou tandis qu'un jeune spectateur manipulait ses organes génitaux. L'annonce soudaine de l'arrivée d'un traîneau attira les enfants au dehors tandis que la neige, en train de fondre, s'affaissait lentement sous les pieds d'Attiguyok.
Il n'y a aucune preuve suggérant que la compression des carotides, qui suscite une hypoxie cérébrale et cause une hypercapnie relative, pourrait produire autre chose qu'une sensation d'étourdissement et peut-être une sensation de fourmillement dans les extrémités. Il n'y a aucune preuve que la pendaison puisse produire une érection ou une excitation sexuelle. Il est malheureux que cette pratique continue et se solde par des morts tragiques, répondit le psychiatre Barry D. Garfinkel à une consoeur étonnée des pratiques des enfants Inuits. In Journal of Amer Academy of Child & Adolescent Psychiatry : Jan 1989 - Vol 28-1 - pp 137-138


Directeur de l'institut de médecine légale de Vienne, Leopold Breitenecker (1902-1981), observe aussi que les Inuits et les peuples du Sud-est asiatique ont en commun la pression sur le cou au cours de l'activité sexuelle et qu'il y a un danger de mort si l'un des partenaires a une hypersensibilité du sinus carotidien. Cette pratique, selon lui, aurait été importée en Europe et en Afrique par la légion étrangère française qui avait séjourné en Indochine. 


Curiosités de l'histoire forensique 
Le pathologiste et écrivain à ses heures William B. Ober, amateur de puzzles médicaux, d'étrangetés et de fonds de bibliothèque empoussiérés, raconte deux histoires d'hypoxiphilie probable. 

Pierre Antoine Motteux

Dans la première Pierre Antoine Motteux, huguenot émigré à Londres à la révocation de l'Édit de Nantes et écrivain, était marié et avait trois enfants lorsqu'il mourut en de mystérieuses circonstances en 1718 le jour de son 55è anniversaire.
Bien qu'il ait publié le premier magazine pour gentlemen, initiative qui lui valut plus de popularité que d'argent, c'est à deux traductions qu'il doit d'être entré dans l'histoire : Il acheva en effet et publia la traduction de Rabelais entreprise par l'Ecossais Urquarth et traduisit le Don Quichotte de Cervantes.
Parti acquérir des billets pour un bal, il fit affaire, selon des témoins, avec une certaine Mary Roberts mais, curieusement, il la laissa dans un fiacre pendant deux heures, temps qu'il passa dans une maison de dégustation de chocolat. Appréhendait-il ce qui allait suivre ? Lui fallait-il se donner quelque courage ? Un voisin le vit entrer dans une maison de passe avec sa compagne et se réchauffer devant une cheminée. Il n'avait pas l'air malade. Peu après minuit un apothicaire fut appelé qui, fâché d'avoir été sorti du lit, se limita à constater la mort. Le lendemain matin une servante remarqua un sillon bleuâtre autour du cou de Motteux. Une enquête eut lieu, un verdict d'homicide volontaire fut émis, la tenancière et ses comparses (un proxénète et des prostituées) furent accusés. Mais Mary Roberts prétendit que Motteux était malade et les hommes argumentèrent qu'ils l'avaient emporté inconscient dans la maison. Ce discours, que démentait cependant maints témoignages, fut suffisant pour les acquitter. Le biographe de Motteux découvrit une annotation sans date ni signature indiquant que celui-ci avait été strangulé à des fins sexuelles et que les prostituées avaient oublié de couper la corde. 
Cette histoire ne serait qu'une anecdote douteuse si une autre affaire de strangulation sexuelle n'était venue, soixante-dix ans plus tard, à Londres encore, lui conférer quelque vraisemblance. 
Le compositeur tchèque Franz Kotzwara,
Compositeur (connu notamment pour ses compositions "à la manière de") et interprète (en particulier contrebassiste) il fut l'élève de Jean-Chrétien Bach et était alors âgé de 40 ans.
dîna dans une maison malfamée en compagnie d'une prostituée, Susannah Hill, à qui, après quelques activités décrites comme indécentes, il demanda de lui couper les organes génitaux. Elle refusa, mais accepta de l'assister dans une expérience de strangulation. Elle passa une corde autour du cou de Kotzwara ; celui-ci l'attacha à la poignée d'une porte puis plia lentement les genoux. Cinq minutes plus tard, quand la corde fut coupée comme prévu, Franz s'affaissa. Un chirurgien essaya de le saigner, bien qu'il fut bel et bien mort. Susannah Hill fut arrêtée pour meurtre, mais acquittée, peut-être parce que le juge ne mit pas en doute un témoignage aussi extraordinaire. Toute trace du procès fut détruite afin d'éviter un scandale public.
Toutefois, comme de bien entendu, une copie secrète fut conservée, qui se trouve à la bibliothèque de médecine de Boston. Les précautions n'empêchèrent pas l'affaire de s'ébruiter. Un an plus tard parut une brochure anonyme intitulée "Propensions modernes, un essai sur l'art de la strangulation" –  46 pages, dont les 29 premières s'interrogent sur les effets putatifs de la pendaison sur la physiologie et les 7 dernières concernent le jugement de Susannah Hill.
Plus tard on suggéra de baptiser comme "Kotzwara" la suspension à fin sexuelle, en vain, peut-être parce que cette activité, en France, était en train d'acquérir ses lettres d'infamie, si l'on peut dire.

Franz Kozwara


Que nous apprend la littérature ? 
Quelques mois avant la mort de Franz Kotzwara, le marquis de Sade, que la révolution avait arraché à Charenton, avait publié la seconde version des "Infortunes de la vertu" dont un épisode prétend établir le mythe de l'érection du pendu. Le chef de bande Roland sait que tôt ou tard il sera pris et que son destin alors sera la potence. Il s'agit donc de contourner la menace en apprenant à en tirer du plaisir. Aussi demande-t-il à Thérèse de l'aider à découvrir les sensations de la pendaison : Une fois persuadé que cette mort n’est qu’un jeu, dit-il, je la braverai bien plus courageusement, car ce n’est pas la cessation de mon existence qui m’effraie mais... je ne voudrais pas souffrir en mourant. Thérèse est donc chargée de nouer la corde, de retirer le tabouret et de détacher Roland sur le champ en cas de signe de douleur. Ainsi est fait, Thérèse, ébahie, décrit le plaisir qui se peint sur le visage de Roland et les jets de semence qui s'élancèrent à la voûte. Roland tombe évanoui, Thérèse à force de soins lui fait reprendre ses sens, et Roland en ouvrant les yeux déclare Ah Thérèse on ne se figure point ces sensations, elles sont au-dessus de tout ce qu'on peut dire, qu'on fasse maintenant de moi ce que l'on voudra. Subversion de la morale et triomphe absolu du vice : le châtiment octroyé par la vertu n'est finalement que le plus grand des plaisirs. 
Une autre pendaison érotique est décrite dans le très populaire "Gamiani ou deux nuits d'excès" attribué à Alfred de Musset et paru en 1833.
Louis Ulbach, romancier et journaliste à la verve mordante, raconte comment un médecin anglais avait obtenu l'autorisation de faire transporter dans son laboratoire les corps encore chauds des suppliciés à des fins expérimentales (Le Progrès Illustré 1891). Un jour, après avoir ouvert le muscle sterno-claviculaire, il fut interrompu par une demande de consultation. L'air qui s'était introduit par l'ouverture fit tressaillir le pendu qui revint à lui. Quand le docteur rentra dans le cabinet, son sujet d'observation s'employa à aiguiser sa curiosité afin de le convaincre de ne point le livrer. Il avait de curieuses révélations à faire : la pendaison était l'ivresse du ciel avec des tiraillements infernaux. Le docteur médita quelques minutes et déclara au pendu que leur fortune était assurée. Telle serait l'origine d'un lieu, historique ou mythique, à l'usage des gens blasés : le "Club des pendus" londonien. On les accrochait pendant quelque temps et, grâce sans doute à une forte congestion, ils goûtaient une émotion délicieuse tandis que le docteur comptait exactement les minutes et les pulsations afin qu'au moment précis où le danger de mort commençait, l'ancien pendu puisse couper la corde permettant au client de revenir à la réalité.
L'histoire ne s'arrête pas là. Louis Ulbach conclut sa chronique par une allusion au prince de Condé dont la mort mystérieuse fit couler beaucoup d'encre. Il est sans doute le premier à l'avoir qualifiée, pudiquement, de "mort à la suite d'un innocent essai de plaisir" par manque de décrochement.
William Burroughs fait de la muse de la strangulation, la déesse Ixtab des Mayas, une figure de roman (Villes de la nuit rouge, 1981), sans que du reste la déesse n'étende son patronage au sexe faible. Pure ode à la fascination érotique exercée par la mort par pendaison, l'éternelle histoire (cf. "Le festin nu") est racontée de diverses manières. Parfois la scène se situe sur un bateau pirate, parfois un détective enquête sur la pendaison et la décapitation de jeunes victimes extrêmement séduisantes. Parfois dans un récit de science fiction les âmes transmigrent dans une utopie de strangulation : Avec le temps, écrit Burroughs, la mort naturelle devint un événement rare et assez discrédité. On se souvient de la description dantesque que fait Joyce de la violente érection qui suit la pendaison de Croppy Boy, le rebelle irlandais, les femmes se précipitant pour éponger avec leurs mouchoirs. Bloom explique scientifiquement pourquoi l'exécution par pendaison suscite une érection sexuelle (Ulysse, 1922). Herman Melville décrit une pendaison érotisée dans Billy Budd (1891), pour ne rien dire de Vladimir et Estragon se questionnant sur les manières d'étancher leur ennui en attendant Godot et décidant de se pendre pour avoir une érection (Samuel Beckett, 1952).

Mise en scène de Roger Blin (1953)


Qu'ont à dire les mythes ?
Nous sommes au 4è millénaire avant notre ère et à Sumer. Innana, la déesse de l'amour (Eros), l'Ishtar des Assyriens et des Babyloniens, l'Isis des Égyptiens, l'Astarté qui régit la vie et la mort, archétype peut-être d'Aphrodite/Vénus, entreprend une étrange descente vers le monde des morts dont elle franchit les sept portes en ôtant une à une ses parures. Une fois nue, Innana, dont l'aspect est hermaphrodite, est mise à mort, pendue à un crochet. Deux êtres trans-sexuels, ni masculins ni féminins, la ramèneront à la vie. 

Cet épisode d'épreuves et de désagrégation afin d'obtenir un savoir transformateur ou capable de transformer le monde n'est pas sans préfigurer les épreuves auxquelles se soumet le nordique Odin 
Odin, qui domine les dieux, c'est le Wotan de l'Anneau du Nibelung, le Wodan anglais qui a donné Wednesday, comme du reste Freia a donné Friday, notre vendredi, jour de Vénus et chez les Grecs jour d'Aphrodite.
qui se pend à un arbre, par le pied donc la tête en bas, pendant 9 jours et 9 nuits sans boire ni manger afin d'interpréter ces mystérieuses inscriptions de la saga scandinave, les runes. Cette manière inversée de se pendre, que l'on retrouve du reste sur la carte du pendu dans le tarot, suggère que l'on pourrait tout aussi bien voir le monde à l'envers et que les choses ne sont peut-être pas ce qu'elles semblent être. Odin s'était auparavant arraché l’œil droit, geste de renoncement à la lumière, à la vue matérielle, pour s'abreuver à la fontaine de la sagesse universelle et de la connaissance infinie et avait planté sa lance dans son flanc, mort initiatique qui l'apparente singulièrement aux shamans.


Le mythe de la mandragore, qui a inspiré les romantiques allemands, habite la figure centrale du roman gothique de Hanns Heinz Ewers, sorte de version féminine du mythe de Prométhée (Alraune - Die Geschichte eines lebenden Wesens, "l'histoire d'un être vivant", 1911).

Ainsi procèdent les mythes, ils se nourrissent les uns des autres et s'agrègent autour d'une matrice généralement associée à une idée du temps cyclique, à la destruction comme instrument de renaissance, au désordre comme facteur de recommencement. Aussi belle que la créature de Frankenstein est hideuse, Alraune est procréée sans acte sexuel, par un savant-fou qu'inspire la légende de la mandragore : issue d'une prostituée représentant la terre ensemencée par un forban pendu, tissée de part en part de duplicité, androgyne, équivoque, créature à la fois vénéneuse et innocente, elle prospère dans un monde décadent. L'impossibilité de l'amour, la découverte de son engendrement la feront finalement se retourner contre son créateur.


Dès la Genèse
Selon la légende, telle que la rapporte Flavius Josèphe (environ 37-environ 100, La guerre des Juifs, livre VII), il est périlleux de cueillir la mandragore. Or celle-ci est dotée de mille vertus. Aussi y attache-t-on une corde dont l'autre extrémité est passée autour du cou d'un chien. Lorsque le chien s’élance pour suivre celui qui l’a attaché, la racine est facilement extraite ; mais le chien meurt aussitôt, comme s'il payait de sa vie celle de celui qui désirait la plante. Il est probable que cette plante étonnante est celle dont Ruben, premier né de Jacob, cueille les fruits qu'il apporte à Léa, sa mère. Rachel, épouse chérie mais stérile, demande ces pommes de mandragore aux qualités aphrodisiaques.
Genèse 30, 14-15, duda'im. Le  mot hébreu pour mandragore est formé sur la même racine que le mot "amour". 
En échange Lea dormira avec Jacob cette nuit-là. Dans le bestiaire d'Aberdeen, c'est de la mandragore que provient le fruit, aiguiseur d'intelligence, offert par Ève au premier homme : "Alors elle devint enceinte, et c’est pour cette raison qu’ils quittèrent le Paradis". Selon les cabalistes, Adam, séparé d'Ève, aurait engendré la première mandragore au cours d'un rêve érotique, idée reprise par maintes légendes talmudiques qui développent le thème des "étincelles de hasard". Ainsi sont nommées les gouttes de sperme répandues involontairement, d'où naissent des esprits informes.



Sens et sensations
Prenons-nous suffisamment en compte le besoin irrépressible que l'homme ressent d’échapper à l’ordinaire d'un quotidien dont il perçoit la routine comme une forme d'aliénation ? Comment sommes-nous en train d'évoluer ? Nos sociétés hyper-modernes ne cessent de surenchérir sur les techniques, les substances euphorisantes, les fantasmes dispensés par une foison d'images.  Allons-nous vers plus de sens ou vers un afflux de sensations ? Trop de sensations pourraient-elles tuer la sensation ?

L'éthique toutefois risquerait d'être violente dès lors que, pour formuler des prescriptions universelles, elle s'arrogerait le droit de dépasser le contexte singulier dans lequel se trouve placée chaque existence.


Go, go, go, said the bird: human kind
Cannot bear very much reality.
Time past and time future
What might have been and what has been
Point to one end, which is always present.
T.S. Eliot – Burnt Norton