début ici
Que peuvent nous
apprendre d'autres lieux, d'autres temps ?
Plutarque rapporte comment
les jeunes filles de Milet furent saisies un jour, sans motif connu,
sans justification aucune, de la manie bizarre de se pendre.
Moralia : Actions courageuses et vertueuses des femmes, chapitre 19
On accusa des pestilences
répandues dans l'air qui auraient subitement troublé leur raison.
Pourquoi leur raison et non celle des autres habitants ? Peu
importait la logique, il fallait une explication et la pollution de
l'air a depuis toujours été considérée comme source de maladies. Les
pendaisons se succédaient sans qu'il fût possible de remédier à
cette mode surprenante. Jusqu'au jour où l'on s'avisa de décréter
que toute fille qui se pendrait serait exposée nue sur la place
publique, avec le lien dont elle se serait servie. Cette
méthode de prévention se révéla aussi clairvoyante qu'efficace car les pendaisons
cessèrent aussitôt, la pudeur post-mortem l'emportant sur un désir
de mort qui tout de même ne semble guère plausible. Bien que
Plutarque considère le désistement des jeunes filles comme une
marque de noblesse et de mérite, on a du mal à souscrire à l'idée
de contagion suicidaire tant ce qui était lié à la mort dans la
Grèce antique était cause de souillure pour la maison et la famille
du défunt et exigeait toutes sortes de rituels de purification.
Au musée d'anthropologie
de Mexico on peut voir une statue de pierre précolombienne
représentant un adolescent nu, une corde enroulée autour du
cou. Des cicatrices sont visibles sur ses joues et son front, ce sont
des ornements faciaux. Son pénis en érection est en partie cassé.
La statue date du Xème siècle de notre ère et indique que les
Mayas associaient l'hypoxie à la sexualité. Par ailleurs ils croyaient que
les âmes de ceux qui se pendent eux-mêmes allaient directement
rejoindre Ixtab, étonnante déesse des pendus représentée
agenouillée, une corde entourant son cou, les chevilles liées (Codex de Dresde).
L'adolescent de Cumpich, ici exposé au Musée du Quai de Branly |
Le psychiatre Harvey
Resnick, qui décrit la suffocation comme faisant partie des jeux des
enfants Shoshone-Bannock, Indiens du nord-ouest des EU, cite
plusieurs anthropologues ayant observé les strangulations sexuelles
des enfants Inuits à l'occasion des grands rassemblements tribaux
tandis que les adultes dansent et chantent (op. cit.). Un missionnaire/explorateur – qui vécut de 1937 à 1949 chez les Krangmalit, des Eskimos de l'Arctique central canadien –
De Coccola R et King P – The Incredible Eskimo: Life Among the BarrenLand Eskimo, 1986
est témoin d'un accident
: un garçon grand et mince de 12 ans avait grimpé sur un bloc de
neige fraîche pour placer sa tête dans l'anse d'une lanière fixée
au sommet de l'igloo. Il avait les mains liées. Ses pieds tassaient
la neige pour serrer lentement mais sûrement le lien de cuir autour
de son cou tandis qu'un jeune spectateur manipulait ses organes
génitaux. L'annonce soudaine de l'arrivée d'un traîneau attira les
enfants au dehors tandis que la neige, en train de fondre,
s'affaissait lentement sous les pieds d'Attiguyok.
Il n'y a aucune preuve suggérant que la compression des carotides, qui suscite une hypoxie cérébrale et cause une hypercapnie relative, pourrait produire autre chose qu'une sensation d'étourdissement et peut-être une sensation de fourmillement dans les extrémités. Il n'y a aucune preuve que la pendaison puisse produire une érection ou une excitation sexuelle. Il est malheureux que cette pratique continue et se solde par des morts tragiques, répondit le psychiatre Barry D. Garfinkel à une consoeur étonnée des pratiques des enfants Inuits. In Journal of Amer Academy of Child & Adolescent Psychiatry : Jan 1989 - Vol 28-1 - pp 137-138
Directeur de l'institut
de médecine légale de Vienne, Leopold Breitenecker (1902-1981),
observe aussi que les Inuits et les peuples du Sud-est asiatique ont
en commun la pression sur le cou au cours de l'activité sexuelle et
qu'il y a un danger de mort si l'un des partenaires a une hypersensibilité
du sinus carotidien. Cette pratique, selon lui, aurait été importée
en Europe et en Afrique par la légion étrangère française qui
avait séjourné en Indochine.
Curiosités de l'histoire forensique
Le pathologiste et écrivain à ses heures William B. Ober, amateur
de puzzles médicaux, d'étrangetés et de fonds de bibliothèque
empoussiérés, raconte deux histoires d'hypoxiphilie probable.
Pierre Antoine Motteux |
Dans
la première Pierre Antoine Motteux, huguenot émigré à Londres à
la révocation de l'Édit de Nantes et écrivain, était marié et
avait trois enfants lorsqu'il mourut en de mystérieuses
circonstances en 1718 le jour de son 55è anniversaire.
Bien qu'il ait publié le premier magazine pour gentlemen, initiative qui lui valut plus de popularité que d'argent, c'est à deux traductions qu'il doit d'être entré dans l'histoire : Il acheva en effet et publia la traduction de Rabelais entreprise par l'Ecossais Urquarth et traduisit le Don Quichotte de Cervantes.
Parti
acquérir des billets pour un bal, il fit affaire, selon des témoins,
avec une certaine Mary Roberts mais, curieusement, il la laissa dans un
fiacre pendant deux heures, temps qu'il passa dans une maison de
dégustation de chocolat. Appréhendait-il ce qui allait suivre ? Lui
fallait-il se donner quelque courage ? Un voisin le vit entrer dans
une maison de passe avec sa compagne et se réchauffer devant une
cheminée. Il n'avait pas l'air malade. Peu après minuit un
apothicaire fut appelé qui, fâché d'avoir été sorti du lit, se
limita à constater la mort. Le lendemain matin une servante remarqua
un sillon bleuâtre autour du cou de Motteux. Une enquête eut lieu,
un verdict d'homicide volontaire fut émis, la tenancière et ses
comparses (un proxénète et des prostituées) furent accusés. Mais
Mary Roberts prétendit que Motteux était malade et les hommes
argumentèrent qu'ils l'avaient emporté inconscient dans la maison.
Ce discours, que démentait cependant maints témoignages, fut
suffisant pour les acquitter. Le biographe de Motteux découvrit une
annotation sans date ni signature indiquant que celui-ci avait été
strangulé à des fins sexuelles et que les prostituées avaient
oublié de couper la corde.
Cette histoire ne serait qu'une anecdote
douteuse si une autre affaire de strangulation sexuelle n'était
venue, soixante-dix ans plus tard, à Londres encore, lui conférer
quelque vraisemblance.
Le compositeur tchèque Franz Kotzwara,
Compositeur (connu notamment pour ses compositions "à la manière de") et interprète (en particulier contrebassiste) il fut l'élève de Jean-Chrétien Bach et était alors âgé de 40 ans.
dîna
dans une maison malfamée en compagnie d'une prostituée, Susannah
Hill, à qui, après quelques activités décrites comme indécentes,
il demanda de lui couper les organes génitaux. Elle refusa, mais
accepta de l'assister dans une expérience de strangulation. Elle
passa une corde autour du cou de Kotzwara ; celui-ci l'attacha à la
poignée d'une porte puis plia lentement les genoux. Cinq minutes
plus tard, quand la corde fut coupée comme prévu, Franz s'affaissa. Un chirurgien essaya de le saigner, bien qu'il fut bel
et bien mort. Susannah Hill fut arrêtée pour meurtre, mais
acquittée, peut-être parce que le juge ne mit pas en doute un
témoignage aussi extraordinaire. Toute trace du procès fut détruite
afin d'éviter un scandale public.
Toutefois, comme de bien entendu, une copie secrète fut conservée, qui se trouve à la bibliothèque de médecine de Boston. Les précautions n'empêchèrent pas l'affaire de s'ébruiter. Un an plus tard parut une brochure anonyme intitulée "Propensions modernes, un essai sur l'art de la strangulation" – 46 pages, dont les 29 premières s'interrogent sur les effets putatifs de la pendaison sur la physiologie et les 7 dernières concernent le jugement de Susannah Hill.
Plus tard on suggéra de baptiser comme "Kotzwara" la suspension à fin sexuelle, en vain, peut-être parce que
cette activité, en France, était en train d'acquérir ses lettres
d'infamie, si l'on peut dire.
Franz Kozwara |
Que nous apprend la
littérature ?
Quelques mois avant la mort de Franz Kotzwara, le
marquis de Sade, que la révolution avait arraché à Charenton,
avait publié la seconde version des "Infortunes de la vertu"
dont un épisode prétend établir le mythe de l'érection du pendu.
Le chef de bande Roland sait que tôt ou tard il sera pris et que son
destin alors sera la potence. Il s'agit donc de contourner la menace
en apprenant à en tirer du plaisir. Aussi demande-t-il à Thérèse
de l'aider à découvrir les sensations de la pendaison : Une
fois persuadé que cette mort n’est qu’un jeu, dit-il, je la
braverai bien plus courageusement, car ce n’est pas la cessation de
mon existence qui m’effraie mais... je ne voudrais pas souffrir en
mourant. Thérèse est donc chargée de nouer la corde, de
retirer le tabouret et de détacher Roland sur le champ en cas de
signe de douleur. Ainsi est fait, Thérèse, ébahie, décrit le
plaisir qui se peint sur le visage de Roland et les jets de
semence qui s'élancèrent à la voûte. Roland
tombe évanoui, Thérèse à force de soins lui fait reprendre ses
sens, et Roland en ouvrant les yeux déclare Ah Thérèse on ne
se figure point ces sensations, elles sont au-dessus de tout ce qu'on
peut dire, qu'on fasse maintenant de moi ce que l'on voudra.
Subversion de la morale et triomphe absolu du vice : le châtiment
octroyé par la vertu n'est finalement que le plus grand des plaisirs.
Une autre pendaison érotique est décrite dans le très populaire "Gamiani ou deux nuits d'excès" attribué à Alfred de Musset et paru en 1833.
Louis Ulbach, romancier et journaliste à la verve mordante,
raconte comment un médecin anglais avait obtenu l'autorisation de
faire transporter dans son laboratoire les corps encore chauds des
suppliciés à des fins expérimentales (Le Progrès Illustré 1891). Un jour, après avoir
ouvert le muscle sterno-claviculaire, il fut interrompu par une
demande de consultation. L'air qui s'était introduit par l'ouverture
fit tressaillir le pendu qui revint à lui. Quand le docteur rentra
dans le cabinet, son sujet d'observation s'employa à aiguiser sa
curiosité afin de le convaincre de ne point le livrer. Il avait de
curieuses révélations à faire : la pendaison était l'ivresse
du ciel avec des tiraillements infernaux. Le docteur médita
quelques minutes et déclara au pendu que leur fortune était
assurée. Telle serait l'origine d'un lieu, historique ou mythique, à
l'usage des gens blasés : le "Club des pendus" londonien. On les accrochait pendant quelque temps et, grâce sans doute à
une forte congestion, ils goûtaient une émotion délicieuse tandis
que le docteur comptait exactement les minutes et les pulsations afin
qu'au moment précis où le danger de mort commençait, l'ancien
pendu puisse couper la corde permettant au client de revenir à la
réalité.
L'histoire ne s'arrête pas là. Louis Ulbach conclut sa chronique par une allusion au prince de Condé dont la mort mystérieuse fit couler beaucoup d'encre. Il est sans doute le premier à l'avoir qualifiée, pudiquement, de "mort à la suite d'un innocent essai de plaisir" par manque de décrochement.
William Burroughs fait de la muse de la
strangulation, la déesse Ixtab des Mayas, une figure de roman (Villes de la nuit
rouge, 1981),
sans
que du reste la déesse n'étende son patronage au sexe faible. Pure
ode à la fascination érotique exercée par la mort par pendaison,
l'éternelle histoire (cf. "Le festin nu") est racontée
de diverses manières. Parfois la scène se situe sur un bateau
pirate, parfois un détective enquête sur la pendaison et la
décapitation de jeunes victimes extrêmement séduisantes. Parfois
dans un récit de science fiction les âmes transmigrent dans une
utopie de strangulation : Avec le temps, écrit Burroughs, la
mort naturelle devint un événement rare et assez discrédité.
On se souvient de la description dantesque que fait Joyce de la
violente érection qui suit la pendaison de Croppy Boy, le rebelle
irlandais, les femmes se précipitant pour éponger avec leurs
mouchoirs. Bloom explique scientifiquement pourquoi l'exécution par pendaison suscite une érection sexuelle (Ulysse, 1922). Herman Melville décrit une pendaison érotisée dans
Billy Budd (1891), pour ne rien dire de
Vladimir et Estragon se questionnant sur les manières d'étancher
leur ennui en attendant Godot et décidant de se pendre pour
avoir une érection (Samuel Beckett, 1952).
Mise en scène de Roger Blin (1953) |
Qu'ont à dire les mythes
?
Nous sommes au 4è
millénaire avant notre ère et à Sumer. Innana, la déesse de
l'amour (Eros), l'Ishtar des Assyriens et des Babyloniens, l'Isis
des Égyptiens, l'Astarté qui régit la vie et la mort, archétype
peut-être d'Aphrodite/Vénus, entreprend une étrange descente vers
le monde des morts dont elle franchit les sept portes en ôtant une à
une ses parures. Une fois nue, Innana, dont l'aspect est
hermaphrodite, est mise à mort, pendue à un crochet. Deux êtres
trans-sexuels, ni masculins ni féminins, la ramèneront à la vie.
Cet épisode d'épreuves et de désagrégation afin d'obtenir un savoir transformateur ou capable de transformer le monde n'est pas sans préfigurer les épreuves auxquelles se soumet le nordique Odin
Odin, qui domine les dieux, c'est le Wotan de l'Anneau du Nibelung, le Wodan anglais qui a donné Wednesday, comme du reste Freia a donné Friday, notre vendredi, jour de Vénus et chez les Grecs jour d'Aphrodite.
qui
se pend à un arbre, par le pied donc la tête en bas, pendant 9
jours et 9 nuits sans boire ni manger afin d'interpréter ces
mystérieuses inscriptions de la saga scandinave, les runes. Cette
manière inversée de se pendre, que l'on retrouve du reste sur la
carte du pendu dans le tarot, suggère que l'on pourrait tout aussi
bien voir le monde à l'envers et que les choses ne sont peut-être
pas ce qu'elles semblent être. Odin s'était auparavant arraché l’œil droit, geste de renoncement à la lumière, à la vue
matérielle, pour s'abreuver à la fontaine de la sagesse universelle
et de la connaissance infinie et avait planté sa lance dans son
flanc, mort initiatique qui l'apparente singulièrement aux shamans.
Le mythe de la mandragore, qui a inspiré les romantiques allemands, habite la figure centrale du roman gothique de Hanns Heinz Ewers, sorte de version féminine du mythe de Prométhée (Alraune - Die Geschichte eines lebenden Wesens, "l'histoire d'un être vivant", 1911).
Dès la Genèse
Selon la légende, telle
que la rapporte Flavius Josèphe (environ 37-environ 100,
La guerre des Juifs, livre VII), il est
périlleux de cueillir la mandragore. Or celle-ci est dotée de mille
vertus. Aussi y attache-t-on une corde dont l'autre extrémité est
passée autour du cou d'un chien. Lorsque le chien s’élance pour
suivre celui qui l’a attaché, la racine est facilement extraite ;
mais le chien meurt aussitôt, comme s'il payait de sa vie celle de
celui qui désirait la plante.
Il est probable que cette plante
étonnante est celle dont Ruben, premier né de Jacob, cueille les
fruits qu'il apporte à Léa, sa mère. Rachel, épouse chérie mais
stérile, demande ces pommes de mandragore aux qualités
aphrodisiaques.Genèse 30, 14-15, duda'im. Le mot hébreu pour mandragore est formé sur la même racine que le mot "amour".
En échange Lea dormira avec Jacob cette nuit-là.
Dans le bestiaire d'Aberdeen, c'est de la mandragore que provient le
fruit, aiguiseur d'intelligence, offert par Ève au premier homme :
"Alors elle devint enceinte, et c’est pour cette raison qu’ils
quittèrent le Paradis". Selon les cabalistes, Adam, séparé d'Ève, aurait
engendré la première mandragore au cours d'un rêve érotique, idée reprise par
maintes légendes talmudiques qui développent le thème des "étincelles de
hasard". Ainsi sont nommées les gouttes de sperme répandues
involontairement, d'où naissent des esprits informes.
Sens et sensations
L'éthique toutefois risquerait d'être violente dès lors que, pour formuler des prescriptions universelles, elle
s'arrogerait le droit de dépasser le contexte singulier dans lequel se trouve
placée chaque existence.
Go, go, go, said the bird: human
kind
Cannot bear very much reality.
Time past and time future
What might have been and what has been
Point to one end, which is always present.
Cannot bear very much reality.
Time past and time future
What might have been and what has been
Point to one end, which is always present.
T.S. Eliot – Burnt
Norton