Le 23 mars 1875 Les Parisiens découvraient devant
l'usine à gaz
de la Villette le Zénith, dernier-né de la flotte
aérostatique française, armé par la nouvelle
Société Française de Navigation Aérienne
pour remplir deux missions distinctes : l'une de longue durée,
l'autre de grande hauteur.
En 1803, Robertson et Lhoest, puis Zacharius s'étaient élevés
jusqu'à 7.400 mètres lors d'ascension à Hambourg
et à Saint-Pétersbourg. Le 5 décembre 1862,
James Glaisher, astronome et chef du bureau météorologique
de Greenwich et l'aéronaute Cowvell devaient dépasser
une altitude jamais atteinte jusque là. Mais à 8.800 mètres le savant anglais perdit connaissance et estima
lors de son retour au sol avoir atteint 9.500 mètres sans
que ce chiffre puisse être authentifié.
Quelques années plus tard, la France à son
tour avec l'astronome Camille Flammarion, le chimiste Gaston Tissandier
et le publiciste Wilfrid de Fonvielle se lança dans ces
ascensions scientifiques. D'abord avec l'Etoile Polaire, puis maintenant à l'aide
du Zénith.
En cette fin d'après-midi du 23 mars,
tout était
fin prêt pour engager la première expérience,
celle de longue durée, et le traditionnel "lâchez
tout" était prononcé à 18 h. 20 exactement.
Le ballon s'élevait majestueusement en emportant dans sa
nacelle 1 100 kilogrammes de lest sous forme de sacs de sable,
toute une panoplie d'appareils scientifiques dont certains expérimentaux
et qui trouveraient ainsi leur première utilisation, et
cinq aéronautes : Henri Théodore Sivel qui assumait
le rôle de capitaine; Joseph Eustache Crocé-Spinelli,
travailleur acharné, passionné de sciences mais beaucoup
plus familier de la théorie que de la pratique,
Sivel et lui avait fait une ascension le 22 mars 1874 à bord
de l'Etoile Polaire pour vérifier les préconisations
que le Dr Paul Bert, vice-président de la Société Française
de Navigation Aérienne, défendait alors pour lutter
contre les problèmes respiratoires rencontrés à haute
altitude. Sur ses conseils, les deux aéronautes s'étaient
muni de ballonnets contenant de l'oxygène qu'ils devaient
inhaler par la bouche au moyen d'un tuyau en caoutchouc dès
que les premiers symptômes d'oppression se feraient sentir.
Cette ascension, qui avait connu un grand retentissement, avait
permis au ballon d'atteindre 7 300 mètres et tout s'était
déroulé dans de bonnes conditions.
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Lever ou coucher du soleil - mars
1875 |
Accompagnant ces deux hommes, il y avait aussi Gaston Tissandier,
le plus célèbre de tous les passagers de cette
aventure, et son frère aîné Albert Tissandier,
ancien élève des Beaux-Arts. Le cinquième
et dernier passager, Claude Jobert était un mécanicien émérite.
Le voyage débute dans le ciel calme de Paris où la
nuit est déjà tombée. (...)
Tout à la joie d'avoir pu dominer les difficultés
qui n'avaient pas manqué de s'opposer à leur projet,
serrés dans leur nacelle encombrée, les aéronautes
regardent les lumières de Paris défiler en silence
sous leurs pieds. Ils ne comprennent pas encore comment ils sont
parvenus à se hisser et à trouver leur place dans
un espace aussi exigu qui contient, en plus d'eux, le lest, les
matériels de navigation et tous leurs appareils scientifiques.
Bien que la durée de l'expérience soit prévue
importante, aucun n'a remarqué l'absence de tout système
nécessaire à la légitime libération
de besoins naturels. Nos cinq scientifiques, dans leurs nuages,
sont bien loin de ces basses contingences matérielles.
Dès la disparition, derrière
eux, des lumières
de la ville, tout le monde s'occupe dans la nacelle et vaque à ses
activités. Sivel détermine, contrôle et note
régulièrement la direction de la route suivie par
le ballon. Pour cela, il utilise à la fois une boussole
et une cordelette de 1 200 mètres qui traîne à terre
dans la direction opposée au déplacement. Crocé-Spinelli,
impatient, manipule les deux appareils spectroscopiques qu'il a
emportés avec lui, avec lesquels il multiplie les observations.
Jobert lance par-dessus bord des imprimés sur lesquels,
au préalable, il a pris la peine de mentionner la pression
barométrique et la température mesurées en
altitude ainsi que l'état du ciel. Il espère que
ces papiers seront ramassés par les habitants des régions
survolées, complétés par ceux-ci des mêmes
renseignements mais enregistrés au niveau du sol et envoyés
par la poste au siège de la Société Française
de Navigation Aérienne.
Albert Tissandier, totalement indifférent à l'activité désordonnée
qui l'entoure, se consacre à ses esquisses. Son frère,
Gaston, pompe avec entrain pour insuffler de l'air à travers
plusieurs tubes d'une machine expérimentale qui devrait
permettre de mesurer la composition de l'air en dosant la proportion
d'acide carbonique aux différentes altitudes traversées.
Pendant tous ces travaux nocturnes, il est intéressant de
préciser que les aéronautes utilisent
pour s'éclairer
des lampes de type Davy, exactement semblables à celles
employées par les mineurs. Il faut se souvenir qu'au-dessus
d'eux, à moins de trois mètres, 3 000 mètres
cubes de gaz d'éclairage les portent, du gaz dont une partie
s'échappe de temps à autre, soit par l'appendice
en cas d'excès de pression, soit par la soupape pour permettre
de stabiliser l'altitude. A la moindre étincelle, on imagine
la catastrophe. A chaque instant, il faut noter une foule de mesures
qui est fournie par les instruments embarqués et bien que
parfois le thermomètre descende jusqu'à moins quatre,
aucun des aéronautes ne s'en soucie le moins du monde.
Jobert
et Crocé-Spinelli décident d'expérimenter
l'appareil de mesure de vitesse imaginé par Alphonse Pénaud.
L'appareil, muni d'une alidade mobile, permet de viser sous un
angle connu, un repère choisi au sol. A l'aide de deux visées,
faites à des instants et sous des angles différents,
on obtient des mesures qui, appliquées à des formules
trigonométriques simples, permettent de calculer l'altitude
et la vitesse de déplacement du ballon. La vérification
réalisée plus tard permettra de constater la parfaite
exactitude des chiffres ainsi obtenus.
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Halo de Lune et croix lumineuse |
Pendant tout ce temps, le ballon se déplace
suivant un axe nord-est/sud-ouest: après Blois, la vitesse
du vent se ralentit.
A quatre heures trente, les aéronautes observent la lune
produire un phénomène, très rare sous nos
latitudes, de réverbération sur la glace contenue
en suspension dans l'air. Gaston Tissandier, pour lequel toutes
ces particularités optiques n'ont plus de secret, se délecte
du spectacle. Son frère griffonne nerveusement ses croquis.
Le phénomène évolue lentement pour se muer
d'un cercle en une immense croix.
Et à 10 heures, c'est le survol grandiose de la Gironde.
Au-dessous d'eux, ils distinguent le phare de Cordouan et plusieurs
steamers qui hissent par trois fois leur pavillon au passage du
ballon. Avec leurs mouchoirs, les aéronautes rendent aux
marins leur salut.
La réfraction du soleil sur l'immensité liquide
fait brutalement remonter le thermomètre.
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Au-dessus de la Gironde |
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Il leur faudra
32 minutes pour traverser l'estuaire. C'est le moment choisi pour
lancer les quatre pigeons voyageurs qui avaient été emportés.
Leur envol sera timide, surpris sans doute par l'altitude à laquelle
ils se trouvaient, en tous les cas, aucun ne sera capable de retrouver
son colombier.
A partir de là, alors que les aéronautes
découvrent le lac de Carcans, le vent se fait plus capricieux.
Commence alors une série de manœuvres délicates
qui consistent à changer sans arrêt d'altitude pour
s'appuyer sur les courants favorables et éviter ainsi de
se voir emporter en direction de la mer. Le ballon se comporte
alors comme un voilier tirant des bords. Manœuvres fatigantes
s'il en est et qui ne vont durer pas moins de six heures avant
que nos héros n'envisagent enfin un atterrissage. Le bassin
d'Arcachon est en vue et il serait téméraire d'en
tenter sa traversée alors que la nuit pourrait les surprendre
avant la fin de celle-ci. Les aéronautes choisissent alors
de tenter un atterrissage malgré une nature plutôt
hostile. Les pins sont drus ne laissant que quelques espaces de
landes que l'on devine, malgré l'altitude, gorgées
d'eau. L'hiver vient de prendre fin, et le sol est saturé par
une eau que les crastes encore inexistantes ne peuvent évacuer.
L'ancre est lancée. Elle mord dans le sable humide. Le guiderope à frotteurs
de Sivel fait son office même s'il n'empêche pas la
nacelle d'être jetée brutalement contre les pins.
Les passagers, qui ne peuvent à cet instant compter que
sur eux-mêmes, se pendent à la corde de la soupape.
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Aterrissage à Lanton |
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Le ballon se dégonfle déjà quand accourent
de partout des bergers montés sur des échasses et
dont on ne sait si les cris qu'ils poussent sont de joie ou d'étonnement.
Ils aident au pliage de l'aérostat. Le ballon est chargé sur
une charrette et acheminé par des chemins impraticables
et recouverts d'eau jusqu'à la ferme de Monplaisir, sur
la commune de Lanton.
Attirés par ce nom prometteur, nos aéronautes doivent
très vite déchanter, et la période de carême
avancée comme excuse par nos compatriotes autochtones, justifie
maladroitement les seuls malheureux haricots qui graillonnent,
tourmentés dans l'eau d'une vilaine marmite. Enfin, à la
lumière de rudimentaires torches de résine, tout
le monde dîne tant bien que mal dans une cordiale hospitalité et
une saine gaieté. Lanton n'est pas encore raccordé au
réseau télégraphique et pendant ce temps,
un berger est allé quérir un chariot. Les voyageurs
y prennent place, et après bien des cahots qu'ils subissent
sans broncher trois heures durant, parviennent enfin à la
station de chemin de fer de Marcheprime. Le lendemain ils prendront
le premier train pour Bordeaux et de là, partiront le même
jour pour Paris.
L'ascension aura duré 22 heures et 40 minutes.
Tous les objectifs sont atteints, le record, détenu jusqu'alors
par l'incontournable aéronaute anglais, Charles Green, pour
un vol de 18 heures réalisé en 1836, est battu et
même pulvérisé. Cette performance, à son
tour, résistera de longues années, puisqu'elle ne
sera dépassée que les 12 et 13 septembre 1886. A
cette date, le ballon Le National, monté par Henri Hervé,
réussira une ascension d'une durée de 24 heures et
30 minutes comprenant la traversée de la Manche dans le
sens France-Angleterre.
Après un tel succès, à peine remis
de leurs émotions,
le matériel révisé et réparé,
la Société Française de Navigation Aérienne
ayant donné son blanc-seing, nos héros étaient
prêts pour passer, avec le Zénith, à la deuxième étape
de l'expérimentation : "toujours plus haut.
Au petit matin du 15 avril suivant, toute
une équipe s'affaire
de nouveau, près de l'usine à gaz de la Villette,
aux préparatifs annonciateurs d'un envol. Comme la fois
précédente, le gonflage du ballon est exécuté sous
le contrôle avisé d'Adrien Duté-Poitevin, le
beau-frère de Sivel. Mais cette fois, la réussite
de l'expérience risque d'être directement proportionnelle
au poids emporté. Il a donc fallu se résoudre à réduire
le nombre des aéronautes amenés à la tenter.
Après bien des conciliabules et des discussions, il a été décidé,
d'un commun accord, que seuls Crocé-Spinelli, Sivel et Gaston
Tissandier seraient du voyage.
Comme lors de la précédente
ascension, tout un attirail scientifique, dont une partie servira à faire
face aux problèmes
respiratoires dus à la raréfaction de l'air en haute
altitude, est embarqué. Le "lâchez tout" est
donné à 11 heures 35 minutes exactement.
A 16 heures, dans l'Indre, sur le territoire
de la petite commune de Ciron, le Zénith ramenait à terre
deux morts, Crocé-Spinelli et Sivel, et un blessé,
Gaston Tissandier.
Que s'était-il passé ?
L'ascension avait fort bien
commencé. En atteignant 7 000
mètres, les aéronautes avaient ressenti cette oppression
caractéristique des grandes altitudes et avaient inhalé,
suivant les prescriptions de Paul Bert, l'oxygène contenu
dans les réservoirs appropriés. A 7 500 mètres,
les trois hommes tour à tour étaient pris d'une sorte
de torpeur mélancolique. Mais assez vite, le ballon entamait
une descente qui allait leur permettre de retrouver un air plus
favorable.
Malheureusement, et suivant le témoignage du
seul rescapé, Crocé-Spinelli se serait brutalement
réveillé aux alentours de 6.000 mètres et
pour une raison restée inconnue aurait jeté par-dessus
bord tout ce qui lui tombait sous la main. Cette attitude incompréhensible
aurait aussitôt entraîné une remontée
brutale du ballon. Celle-ci allait le propulser jusqu'à 8.600
mètres alors que les trois passagers sombraient, d'abord
dans un profond engourdissement, ensuite dans un véritable
coma, dont seul Gaston Tissandier sortirait au cours d'une nouvelle
descente engagée par le ballon. Redevenu à peu près
conscient, celui-ci reprenait le contrôle de l'aérostat
et parvenait à réussir un atterrissage de fortune.
Malheureusement ses deux compagnons, le visage cireux et la bouche
en sang, avaient cessé de vivre.
Louis Figuier, dès l'année suivante dans son
Année
Scientifique et Industrielle, proposera l'hypothèse, qui
semble aujourd'hui encore la plus plausible, des raisons de cette
catastrophe. Il voit deux causes à cet accident :
"Trois petits ballons de caoutchouc contenant 70 pour 100 d'oxygène,
et capable d'entretenir la respiration pendant une heure au plus,
voilà ce qu'emportaient les voyageurs. N'aurait-on pas
dû songer,
non seulement à les munir d'une plus forte proportion
de gaz respirable, mais encore à rendre, au moyen d'une
espèce
de masque posé devant la bouche, la respiration de l'oxygène
automatique, forcée, pour ainsi dire ?
"Et la seconde :
Ainsi, une précaution essentielle pour l'aéronaute,
c'est de s'élever avec lenteur, afin que son corps ne passe
pas avec une trop grande rapidité de la pression extérieure
normale à une pression insuffisante. En procédant
graduellement, il peut rendre beaucoup moins dangereux ce passage
de la pression ordinaire à une faible pression, ses organes
ayant le temps de s'y préparer et de réagir contre
cette cause d'accidents. Les ouvriers qui travaillent dans l'air
comprimé, pour la fondation des piles de pont sous l'eau,
ont bien soin de ménager cette transition du passage de
l'air extérieur à l'atmosphère d'air comprimé,
et ceux qui s'abstiennent de cette précaution en sont les
victimes. Les crachements de sang, les saignements de nez, les
vertiges, auxquels sont sujets les ouvriers qui travaillent dans
l'air comprimé, ont pour cause le mépris de la transition
d'une atmosphère à une autre. Ce qui est vrai pour
l'air comprimé l'est également pour l'air raréfié,
car c'est la même cause agissant dans un sens inverse. [...]
Nous sommes convaincus que dans le cas du Zénith la trop
grande rapidité d'ascension a été pour
beaucoup dans la catastrophe.
Après deux jours de repos forcé, Gaston Tissandier,
très choqué, pouvait rentrer à Paris et
assister aux funérailles grandioses réservées à ses
deux malheureux compagnons, martyrs de la science. Il est facile
de deviner le bruit qu'avait fait cette catastrophe dont il était
question dans tous les journaux.
Une souscription publique était ouverte qui permettait d'ériger à la gloire de ces deux héros un magnifique tombeau dans le cimetière du Père-Lachaise. Le monument ne sera inauguré que le 25 mars 1881. (Le physiologiste) Paul Bert sera nommé subrogé-tuteur de Marie, la fille de Sivel, devenue orpheline.
L'examen des différents documents et des mesures enregistrées permettra de confirmer de façon quasi certaine l'altitude de 8.600 mètres atteinte par le Zénith. C'était la deuxième meilleure performance jamais réalisée, mais à quel prix ! Un ballon anglais, monté par les aéronautes Coxwell et Glaisher, avait sans doute légèrement dépassé en 1862, les 8.800 mètres..
Durant la grande guerre, Maurice Dreyfous, qui
avait été l'éditeur
de Gaston Tissandier, écrira dans un livre de souvenirs
que ce grand aéronaute lui aurait révélé certains
détails sur la catastrophe du Zénith qu'il avait
jusqu'alors volontairement cachés au public.
Et l'on apprend
que ce serait Sivel, et non Crocé-Spinelli, qui serait à l'origine
de la brusque et mortelle remontée du ballon. Celui-ci,
qui avait la charge de contrôler à chaque instant
sur le baromètre l'altitude du ballon, aurait été victime
de sa myopie et aurait cru lire que l'aérostat allait
toucher terre. Et c'est lui qui aurait alors lancé par-dessus
bord tout ce qui s'était trouvé à sa portée.
Maurice Dreyfous raconte aussi que Gaston Tissandier avait
gardé,
de cette terrible ascension du Zénith, une méchante
surdité qui allait s'augmenter avec l'âge. En
1899, il mourra fou, atteint d'accès de vanité maladive.
Le 10 avril 1875, Gaston Tissandier publie L'ascension de longue durée du ballon le Zénith dans le journal hebdomadaire illustré, La Nature, dont il est le rédacteur en chef.
Le 16 avril, le lendemain du drame, il écrit au secrétaire de la Société française de navigation aérienne.
Le 1er mai 1875, il publie Le voyage à grande hauteur du ballon le Zénith dans le 100è numéro de La Nature.
L'aventure du Zénith fait l'objet du vingtième chapitre d'un livre publié en 1878, Histoire de mes ascensions - Récit
de vingt quatre voyages aériens - 1868 - 1877.
Les dessins sont de son frère
Albert.
Soixante ans après la catastrophe, le 15 avril 1935, Jacques Boyer publie un article commémoratif dans La Nature (n°2951)